Longue Vie au Théâtre de Ségure ! Vive son Festival estival « Les 3 jours de Ségure » du 23-25 août
Quelle aventure ! Quel superbe et audacieux défi ! Sous l’égide de Patrick et Murielle Chevalier, couple strasbourgeois fondu d’amour pour les Corbières, à l’autre extrémité de notre hexagone, avec la complicité d’amis de longue date (voire de « très » longue date), naquit il y a cinq ans l’idée d’un projet fou : créer au milieu de nulle part, entre châteaux cathares et villages avoisinants, dans une ancienne forge croisée sur leur chemin, un théâtre rural noyé dans la verdure, au bord d’une jolie rivière. Destiné à enrichir le département de l’Aude et sa région d’une expérience culturelle originale, le Théâtre de Ségure fête en cette année 2019 sa troisième saison. En dépit d’une querelle de voisinage engagée par un(e) unique riverain(e), arguant de nuisances non encore démontrées à ce jour, « Les Compagnons de Ségure » poursuivent leur route, avec enthousiasme et détermination.
Point d’orgue de cette troisième édition, le rendez-vous annuel incontournable des « 3 Jours de Ségure », à la fin du mois d’août. Cinq spectacles à l’affiche, débutant par la première création des « Compagnons », « Ségure au hasard du vent » et joués chacun à deux reprises. Outre cette « Première », on a pu se régaler avec les quatre autres propositions théâtrales, toutes très différentes et originales. Allons leur rendre visite…
Segure au hasard du vent est une histoire de famille et d’amour sur trois générations, imaginaire ou réelle, vécue ou rêvée, enfouie, occultée ou, à l’inverse, vivement activée par Ruben, homme vieillissant à la barbe bientôt blanche, qui ne peut se résoudre à oublier son premier et grand amour de jeunesse, Anna. En pleine répétition solitaire de Cyrano à son domicile, taraudé par son rêve d’un théâtre enfin acquis et obsédé par son souvenir, il croit la voir partout… « Elle n’est pas revenue… Je me suis mis à boire…et à jouer… Je l’avais gagnée, cette grange, mais n’avais pas les moyens de la faire restaurer. D’où l’idée d’en faire un théâtre… ». Pourquoi ne pas la voir en Sarah (Roxane ?), cette jeune fille, jeune femme ou âgée comme lui, peu importe, d’apparence inconnue, réfugiée un soir d’orage chez lui sous une pluie battante, en ciré jaune et longs cheveux trempés battus par le vent violent, l’air décidé. Elle sait le but de sa visite, lui, pas encore… Revoir la maison de sa mère défunte, où elle a grandi… « J’avais sept ans quand elle est partie, un jour ordinaire… Pas un mot de mon père, pas un signe de détresse… ».
Co-écrite et interprétée par Patrick Chevalier, qui la met en scène, et sa - vraie - fille Claire, cette fable nous transporte de souvenirs heureux en regrets amers, de doutes en certitudes, de désir de vengeance en règlements de comptes meurtriers, tandis qu’en parfait écho, comme en osmose avec le récit, un film projeté sur grand écran, parsemé ça et là de pierres du pays en surimpression, se fait témoin et complice, jusqu’à s’y fondre comme par magie, des propos échangés à l’avant-scène entre ce possible père et celle qui pourrait être sa fille ou sa compagne…
L’histoire ne le dit pas, car l’enjeu est ailleurs : il est de reconstituer un puzzle complexe dont le temps a effacé bien des pièces et de reconstruire pas à pas un amour enfui, disparu, mais toujours vivant. « Elle n’avait qu’un seul rêve : être sur scène. Elle s’est laissée porter par le vent ». À noter : Claire Chevalier, qui avait jusqu’alors du mal à « incarner » ses personnages, prend ici une envergure prometteuse. Le vent du sud-ouest, peut-être, qui l’aide à s’envoler, à « lâcher prise » … Quant à son père Patrick, égal à lui-même, tous les « costumes » lui vont : de Monsieur Schtumfmayer à Cyrano, de l’amoureux du Tour de France (« La Victoire à Ventoux ») à Ruben, pour n’en citer que quelques-uns, il les endosse tous avec brio. « Je voulais juste raconter une histoire », me dit-il la veille du spectacle. Une fois de plus, cette histoire-là lui va comme un gant. Fidèles à leur dessein originel d’élargir à la ruralité la plus isolée de l’Aude et sa région une soif d’évènements artistiques encore non étanchée, Les Compagnons de Ségure ont invité les habitants locaux à se joindre à cette reconstitution. Ce sont eux les acteurs du film qui étaye le propos. Chapeau aux co-réalisateurs Christian Haerig et Vincent Witz d’avoir su si bien « capter » l’esprit du lieu et celui des gens. C’est ainsi que de Tuchan à Palairac, ou de Villeneuve-les-Corbières à Durban, certain(e)s se sont prêté(e)s à ce jeu insolite avec une joie visible, une émotion palpable…et communicative ! Elles furent aussi les nôtres… « Mon grand rêve : un jour, voir son ombre… » « Sarah ! Le vent ! »
Le vent ? Il en fut question, bien sûr ! Dans cette région sauvage balayée à son gré, la tramontane s’invite souvent… Celui qui souffla sur ces « 3 » jours de liesse fut doux, joyeux, chaleureux et convivial. Cela s’appelle aussi le partage.
Ramuz, les forains et autres nouvelles… nous invite à rencontrer le langage intime d’un auteur injustement méconnu : Charles Ferdinand Ramuz. Grâce à la complicité visible et joyeuse de Nicole Vautier et Danièle Klein, toutes deux issues de L’École du Théâtre National de Strasbourg (l’Alsace fut très présente cette année à Ségure ! Pardon, la Région « Grand-Est » !), nous voilà partis en balade au cœur de son œuvre, de ses mots, tous délicieux, par le biais de cinq nouvelles choisies par elles, où domine un goût exquis pour la nature.
Entrons plus avant dans cette jolie prairie verbale, par quelques extraits suaves : « Ne pas regarder, mais voir » … « Un art ne s’explique pas, il s’impose » … « Ce que je veux, je le vois clairement » … « Inventer, d’après nature ». Résurrection : « Un pigeon gonflait sa gorge dans les branches du cerisier. Vous avez essayé d’échapper à vous-même, sans y parvenir … Il faut que je sois soulevé ! J’interroge le vent, il ne me répond pas…La fleur en même temps s’ouvre que le nuage est déployé ». Gare : « Londres/Boulogne/Paris. Une mouche derrière le rideau, Simon a fermé les yeux… Paris/Milan, Milan/Brindisi/ la mer ! ». La folle en costume de folle : « C’était une vraie folle. Depuis que son fiancé l’avait quittée… elle l’attendait à la porte de la tour de l’église, le guettant chaque jour. Automne joyeux…Vers 6h…est-ce bien lui ? … C’est lui ! … Ombre divisée en deux…Une femme… Elle jette tout et rentre chez elle…Tout petit jardin, le plus beau et le plus fleuri de tout le village. Elle avait tout arraché. Plus de jardin. Les rides de sa figure comme un voile de tulle noir…Sa robe était déchirée sous le bras… ». Salutation paysanne : « Bonjour le ciel, bonjour les champs, bonjour les arbres ! Salut, les bonnes vieilles choses d’ici ! Salut, les bonnes nouvelles ! ».
Les forains : « Dimanche 30 juin, trois heures après midi, grande matinée ! Les roulottes sont arrivées ! Sortie de messe : trois à quatre femmes pour un homme. Deux garçons blancs comme des apprentis boulangers. » … « Mange ce que tu as gagné et gagne ce que tu vas manger ! ». Alternant à tour de rôle la diction en solo, presque statique, de quatre d’entre elles, tandis que l’autre s’assied sagement sur un escabeau en bord de scène, elles achèvent en duo la dernière, Les forains, toutes deux côte à côte à l’avant-scène, en pleine lumière. Ce spectacle ainsi décrit, on pourrait croire à une « lecture » savante, devant un public érudit… Il n’en est rien ! Car l’enthousiasme, la passion, la vitalité dont ces deux comédiennes font preuve de bout en bout, les yeux écarquillés de bonheur et le sourire toujours présent, vous transportent et surtout, mieux que de les « entendre », vous invitent à « écouter » avec gourmandise chacun des mots qu’elles prononcent, dont aucun n’est à retirer.
On parle souvent de l’importance du texte dans une pièce de théâtre. Ces Nouvelles de Ramuz en sont l’illustration parfaite. Mais il ne suffit pas d’avoir un beau texte à jouer, encore faut-il savoir le servir. Le choix qu’ont fait Nicole Vautier et Danièle Klein de le mettre à l’honneur, à nu, tout en nous faisant ressentir par leur seule présence « habitée », tout le bien qu’elles en pensent, tient de l’exploit. Merci Mesdames pour ce pur moment de grâce.
La Femme Squelette est loin d’être un tas d’os ! Ronde, dodue, appétissante, la franco-guatémaltèque Carmen Samayoa, assistée de Mélodie Pareau, est une fieffée coquine (« Picara » en ancienne langue maya), en insistant sur la première syllabe piiiii, ai-je appris de sa bouche avec persuasion !
Virevoltante et généreuse, elle nous offre un festival étourdissant de danse, d’humour, de mimiques et d’expressions inénarrables, autour d’un conte inuit de sagesse et d’amour, relatant l’histoire de cette femme retrouvée au fond de la mer, emprisonnée dans les mailles du filet d’un pécheur solitaire. « les poissons avaient dévoré toute sa chair. Un squelette ballotté par les courants de l’existence ». Dépourvue donc de toute enveloppe charnelle, elle n’avait plus que ses os à présenter au monde. Lien précieux entre la vie, l’amour et la mort, la peur de s’engager, l’envie folle de s’y perdre. Sagesse du dénuement, « pour que l’amour n’aie pas peur de la mort et pour que la mort incube de nouvelles vies. Un souffle s‘épuise, un autre recommence ».
Sur fond de musique Marimba qui rythme sa danse, haute comme trois pommes mais embrassant pourtant toute la scène, ses longs cheveux d’ébène caracolant dans l’espace, cette Grande Dame minuscule commence par s’excuser, tandis qu’elle surgit de nulle part telle un torrent, comme désarticulée : « Je cherche à rentrer dans la peau du personnage…pardon, dans les os du personnage, la femme squelette », nous confie-t-elle entre deux ondulations agitées. Mouvements gracieux et souples du squelette, contrastant avec la rigidité du pécheur inquiet, traînant l’étrange fardeau derrière lui… Mais il s’agit d’un conte… À l’instar de la plupart d’entre eux, celui-là finit bien : « La femme reprend chair et le pécheur est ébahi et content. Ils se retrouvent emmêlés, emberlificotés, mais cette fois, de manière différente… ». Entre chaque épisode de l’histoire, la facétieuse Carmen ponctue son récit d’un tonitruant « Vous n’êtes pas ici pour le savoir, ni moi pour vous le raconter ». Inoubliable conteuse, pourtant, qui nous a tous ensorcelés. Chère Carmen, reprenez-nous vite dans vos filets !
Panurge, le clochard magnifique qui compose avec le géant Gargantua et son fils Pantagruel le trio fondateur de l’œuvre rabelaisienne, nous apparait ici enfoui dans un amoncellement d’énormes sacs poubelle, que l’on imagine aisément remplis de déchets plus ou moins « toxiques ». Parti pris du metteur en scène Simon Vincent, qui a extrait du « Tiers-Livre », du « Quart-livre » et de « Pantagruel » quelques morceaux choisis, ou bien cri d’alerte de Rabelais, déjà, sur une réelle déchéance du monde ? Interrogation valant doute, laissons-nous porter par l’interprétation qu’en fait Luc Schillinger, qui joue tous les rôles, seul en scène.
Allemand, anglais, alsacien… toutes les langues y passent, y compris des imaginaires, dans le dialogue qui s’établit entre Pantagruel et Panurge croisé sur sa route, le premier semblant très surpris de découvrir le second dans ce tas d’immondices. Panurge s’insurge : « La vertu est souvent méprisée et les méprisés, dédaignés ». Choisies, bien sûr, les marottes récurrentes de l’auteur : histoires de sexe, de cul et d’odeurs diverses. « Les chiens dans l’église foncent sur la robe odorante. Pantagruel avertit tout le village, plus de six cent mille chiens autour d’elle à la joqueter. Ruisseau de pisse au pied de Notre-Dame ». Luc Schillinger se régale visiblement à proférer haut et fort les délires salutaires de l’auteur. Sur la folie aussi, il n’est pas en reste : « Tout être qui se désintéresse de tout est considéré comme fou. Salomon dit dans le Livre de l’Éclésiaste que le nombre de fous est infini ! ».
Fou à lier, Rabelais ? Pas si sûr… Visionnaire ? Certainement. Les désordres du monde ne lui échappant pas, il préfère en rire plutôt que de s’en plaindre. Rire grinçant, bien souvent, mais rire tout de même. Moquerie sarcastique à l’égard des puissants, mais tendresse infinie envers la gente humaine, qui se débat comme elle peut dans le marasme ambiant.
Sans compter son amour pour le fruit de nos vignes, dont son Panurge ne cesse de se délecter : « Pantagruel, partons consulter l’oracle de la Dive Bouteille ! Alleluia ! Buvons ! ». À ta santé, Rabelais ! Et à toi, cher Panurge, bon vent ! Luc Shillinger t’a bien servi !
From two to Boby Lapointe conclue dans la joie, la bonne humeur et la musique, ces « 3 jours » savoureux. Hervé Tirefort et Marc Feldhun en pincent pour Boby, ça c’est sûr et ça se voit ! Chansonnier, Imitateur, pasticheur musical et chanteur, pour l’un ; comédien, auteur et acteur devenu chanteur à cette occasion, pour l’autre, il n’est que de les voir se démener sur scène en toute liberté et avec un enthousiasme réjouissant, pour comprendre qu’on a affaire là à deux amoureux authentiques du regretté Boby Lapointe.
Alternant chansons et sketches, bons mots et tubes planétaires, ils nous entraînent dans une folle farandole de rigolade et d’émotion, avec pour complices un piano, une guitare et un harmonica. Boby ! Reviens ! Boby est revenu, Boby est là, deux artistes en attestent.
Nous garderons de ce joli voyage en pays de Corbières le souvenir heureux d’une joie de vivre partagée, d’un enthousiasme communicatif et surtout, d’un hommage magistral au spectacle vivant, sous toutes ses formes. Théâtre, danse, musique et chant ont jalonné son parcours jour après jour, avec au cœur une seule crainte : que tout cela s’arrête… Faisons ensemble en sorte que rien de tel n’advienne… Car s’il en est certes le point culminant, le festival n’est pas tout dans la vie de Ségure ! en mars dernier, lors du lancement de la saison 2019, nous avons assisté à deux spectacles savoureux : Miles Davis, ou le coucou de Montreux, avec Michel Bordes très convaincant interprétant Jo, aux manettes d’un casse auto qui, au milieu de ses bielles et autres pistons, devient par hasard chauffeur et ami pour la vie du fameux trompettiste, alors qu’il n’aime pas sa musique… Et puis L’Âme du Vin, où Patrice Bourgeon sut nous réjouir les papilles, faisant un joli tour des terroirs, vignobles et grands crus de notre territoire, en rassemblant textes et poèmes d’auteurs de l’Antiquité à nos jours. Bonne dégustation !!!! Revenons aux « 3 jours » : À la régie de ce bel édifice ? Un merveilleux lutin sachant presque tout faire, omniprésent partout à la moindre requête, d’une gentillesse extrême et d’un sourire charmant, Mehdi Ameur sut éclairer l’ensemble d’une lumière incandescente. Merci à toutes et tous pour cet enchantement et… Longue Vie au Théâtre de Ségure !
Véronique Blin